Le nom et l'œuvre d'Emile Reynaud sont connus des lecteurs de L'Illustration, qui a deux reprises leur a parlé des travaux de cet inventeur français, trop longtemps oublié. Si à la veille du centenaire de sa naissance nous consacrons un nouvel article au créateur du Praxinoscope et du Théâtre optique, c'est qu'il nous est possible de reproduire pour la première fois en couleurs l'aspect général de l'une des bandes pelliculaires perforées dont usait Emile Reynaud dès 1888 pour la projection de ses dessins animés et deux des scènes de l'une de ses « pantomimes lumineuses » qui furent représentées au musée Grévin d'octobre 1892 à mars 1900. Un bref historique soulignera l'intérêt de ces documents.
Depuis Aristote et Ptolémé les physiciens savaient que les images enregistrées par notre rétine y subsistent pendant un certain temps : un tison porté au rouge, si on lui imprime un vif mouvement de rotation, improvise dans l'air un cercle de feu. Des savants, au XVIIIe, imaginèrent des expériences nouvelles. L'étude du phénomène donna lieu à la création de divers jouets qui en fournissaient une pittoresque démonstration, notamment, en 1825, le Thaumatrope. Un grand savant, qui fut un précurseur authentique, le professeur belge Plateau (1801-1883), avait entrepris dès 1828 sur le mécanisme de la vision des recherches qui devaient quelques années plus tard lui coûter la vue. En décembre 1832 il construisit l'appareil connu sous le nom de Phénakistiscope. L'inventeur le décrivait ainsi : « Il consiste en un disque de carton percé vers sa circonférence d'un certain nombre de petites ouvertures et portant des figures peintes sur sa surface intérieure. Lorsqu'on fait tourner ce disque autour de son centre vis-à-vis d'un miroir en regardant d'un œil à travers les ouvertures, les figures vues par réflexion dans la glace, au lieu de se confondre, comme cela arriverait si l'on regardait de toute autre manière le cercle tournant, semble au contraire s'animer cesser de participer à la rotation de ce cercle, s'animent et exécutent des mouvements qui leur sont propres. Le principe sur lequel repose cette illusion est simple. Si plusieurs objets différant graduellement entre eux de forme et de position se montrent successivement devant l'œil pendant des intervalles de temps très courts et suffisamment rapprochés, les impressions successives qu'ils produisent sur la rétine se lient entre elles sans se confondre et l'on croit voir un seul objet changeant graduellement de forme et de position. »
Les figures de l'appareil de Plateau avaient été fort soigneusement exécutées par un peintre, Madou, beau-frère du directeur de l'Observatoire de Bruxelles, Quetelet.
Horner apporta en 1834 une intéressante modification au Phénakistiscope : au lieu d'un disque tournant sur son axe dans le plan vertical, il faisait tourner dans le plan horizontal un plateau dont les bords relevés formaient un cylindre. Ce cylindre était percé de fentes longitudinales par où apparaissaient à l'observateur les images fixées sur la paroi intérieure. M. G. Potonniée a fait naguère observer que ce dispositif – beaucoup plus pratique que la disposition primitive ‑ fut réinventée par Desvignes en 1860, puis en 1867 par Lincoln, qui lui donna le nom de Zootrope.
En 1877 un professeur de physique aux Ecoles industrielles du Puy – Emile Reynaud – modifia d'une façon remarquable le Zootrope, et à l'appareil peu à peu perfectionné par lui il lui donna le nom de Praxinoscope. Il présenta le 4 juin 1880 son invention à la Société française de photographie, et le procès-verbal de la séance où eu lieu cette communication nous semble mériter d'être reproduit intégralement : « L'appareil de M. Reynaud, qu'il nomme le Praxinoscope, donne l'illusion d'images en mouvement (dessins manuels). Seulement, au lieu d'examiner le dessin lui-même, c'est son image virtuelle qui est perçue. Le Praxinoscope consiste en un cercle autour duquel se placent les dessins reproduisant les différentes phases du mouvement. Un prisme à douze pans, formé de glaces étamées, est disposé de façon que son centre coïncide avec celui du cercle et tel que les glaces soient placées juste à moitié du rayon du cercle. L'image virtuelle apparaît ainsi au centre même du cercle. Si l'on met entre l'œil et le prisme de glaces une glace sans tain, il est possible de placer du côté de l'observateur un décor, paysage, etc. Ce décor est reflété par la glace sans tain et le sujet en mouvement se meut au milieu du décor, à condition que les dessins soient reproduits sur fond noir. C'est la Praxinoscope-Théâtre. Après avoir fait fonctionner devant la Société ses différents appareils, M. Reynaud fait remarquer que les effets seraient bien plus heureux encore si au lieu de dessins à la main représentant les différentes phases d'un mouvement il était possible de les obtenir au moyen de la photographie. Il prie la Société de vouloir bien s'intéresser à cette question et de tenter de résoudre ce problème. »
Ainsi Reynaud entrevoyait l'avenir ; et, tandis qu'en artiste il découvrait des modes nouveaux de synthèse du mouvement, prophète actif il préparait l'avènement du cinéma.
Le 1er décembre 1888 Emile Reynaud demandait un brevet d'invention – qui fut délivré le 14 janvier 1889 – pour un nouvel appareil qui avait « pour but d'obtenir l'illusion du mouvement non plus limitée à la répétition des mêmes poses à chaque tour de l'instrument – comme le Zootrope ou le Praxinoscope – mais ayant au contraire une variété et une durée indéfinies et produisant ainsi de véritables scènes animées d'un développement illimité », d'où le nom de Théâtre optique choisi par son créateur.
On a trop souvent ouvert des discussions sur le cas d'Émile Reynaud sans recourir aux textes originaux ; n'hésitons pas à donner ici des extraits de la demande de brevet, dont la teneur et la date sont incontestable. Voici comment Emile Reynaud définissait le procédé dont il était l'auteur :

« Le moyen nouveau employé par l'inventeur pour obtenir ce résultat nouveau et qui forme l'objet du présent brevet réside dans : l'application aux appareils produisant l'illusion du mouvement d'une bande flexible de longueur indéfinie portant une suite de poses sucessives[1] se déroulant et s'enroulant sur un dévidoir et s'engrenant au passage après la couronne de l'instrument, découpée à jour, afin de laisser libre la vision des poses. Cette bande flexible peut être d'une manière quelconque, opaque ou transparente (les poses étant, suivant l'un ou l'autre cas, éclairées par réflexion ou par transparence). Elle peut être ou flexible entièrement ou seulement dans l'intervalle des poses.
» Les poses qui y sont figurées peuvent être dessinées à la main, ou imprimées par un procédé quelconque, en noir ou en couleur, ou obtenues d'après nature par la photographie. »

Remarquons en passant cette dernière indication, qui fait écho à celle donnée lors de la présentation du Praxinoscope à la Société française de photographie. Mais Emile Reynaud avait choisi le dessin manuel pour les scènes qu'il destinait à son Théâtre optique. Il les exécutait lui-même sur film transparent, les coloriait à l'aquarelle, les montait dans ces bandes flexibles et perforées qu'il avait imaginées. Le brevet demandé en 1888 décrit ainsi l'appareil conçu par lui :

« Dans sa forme pratique l'appareil se compose : 1° d'un Praxinoscope dont la couronne est percée à jour de fenêtres correspondant aux poses successives (en nombre variable selon le modèle adopté) et munie de goupilles extérieures saillantes également espacées. Ces goupilles sont destinées à s'engrener dans des trous correspondants pratiqués à distance convenable dans la bande flexible ; 2° d'un dévidoir, composé de deux tambours de diamètre convenable montés sur un axe chacun et pouvant être entraînés dans un sens ou dans l'autre d'un mouvement de rotation soit à la main soit par tout moteur mécanique approprié ; 3° d'une bande flexible dont la longueur indéfinie dépend du nombre de poses dont se compose la scène à reproduire et qui, enroulé d'abord sur l'un des tambours du dévidoir, puis passant autour de la couronne de l'appareil, s'appliquant sur cette couronne, suivant une portion plus ou moins grande de son contour, s'engrenant par les trous percés de distance en distance avec les goupilles saillantes de cette couronne, vient s'attacher au deuxième tambour. Par suite de cette disposition, tout mouvement de rotation de sens convenable communiqué aux tambours forcera la bande à s'enrouler sur l'un en se déroulant de l'autre et en entraînant entre eux deux la couronne de l'appareil avec laquelle elle se trouve engrenée.
» Dans cette disposition la bande entraîne la couronne. On peut aussi adopter la disposition inverse dans laquelle les dévidoirs sont sollicités à se mouvoir (par exemple par un ressort intérieur) dans le sens qui produit pour chacun d'eux l'enroulement de la bande ; ces deux tendances se faisant équilibre, la bande reste immobile, mais si l'on fait tourner (à la main ou par moteur) la couronne de l'instrument, la bande sera, dans ce cas, entraînée par la couronne et le même effet se produira que ci-dessus.
» Il va sans dire que les dispositions de détail peuvent varier. C'est ainsi que la bande peut s'engrener avec la couronne par des échancrures sur les bords, ou tout autre mode d'engrenage ; qu'elle peut dans son trajet de l'un à l'autre tambour du dévidoir s'appuyer non seulement sur la couronne, mais encore sur des rouleaux ou supports intermédiaires ; qu'elle peut, si sa longueur n'est pas trop considérable, se transformer en une « bande sans fin » dont les deux extrémités soient réunies, et qui s'enroule sur deux tambours suffisamment éloignés ; que le mode d'éclairage peut varier, ainsi que les dispositions optiques accessoires, selon que l'on a pour but un appareil à vision directe ou un appareil produisant la projection sur un écran de scènes animées obtenues »

On peut le constater, l'invention d'Emile Reynaud était riche d'anticipations, et l'on peut dire qu'elle fait date dans l'histoire de la projection animée et de la cinématographie en leur offrant ces trois trouvailles : perforation du film, méthode de la compensation optique, dessins animés.
Une des premières bandes de Reynaud, Le Bon Bock, fut exposée au Palais des Arts industriels du Champs-de-Mars lors de l'Exposition Universelle de 1889. Le 28 octobre 1892 eut lieu au musée Grévin, 10, boulevard Montmartre, la première représentation du Théâtre optique. Le spectacle comprenait trois « pantomimes lumineuses » : Pauvre Pierrot, dont la bande depuis 1927 est déposée au musée du Conservatoire des arts et métiers ; Clown et ses chiens et le Bon Bock. Par la suite furent projetés : le Rêve au coin du feu et Autour d'une cabine (la bande dont nous reproduisons l'ensemble des deux scènes). Nos lecteur savent déjà que lorsque, après sept ans d'exploitation, les « pantomimes lumineuses », en mars 1900, quittèrent l'affiche du musée Grévin, 12,800 séances avaient été données et l'entrée de 500.000 spectateurs avaient été enregistrée.
Mais tout s'oublie en ce bas monde, et à Paris peut-être un peu plus vite qu'ailleurs. Lorsque après le triomphant avènement du cinéma on s'avisa de réinventer le dessin animé, le silence se fit sur le rôle du véritable précurseur, et aujourd'hui encore,ce sont d'autres noms que le sien qui sont prononcés. Pourtant, comme le disait un de nos amis, les employés de la firme Walt Disney auraient dû depuis longtemps, sur leur économies, dresser une statue à Emile Reynaud.

Raymond Lécuyer

En Images :

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Note

[1] Coquille présente sur le document original (note du transcripteur)